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Jean Daviot ou le réapprentissage, Par Philippe Lançon in Jean Daviot, V édition, 1998, Paris

(Philippe Lançon a rencontré Jean Daviot en 1990. Aujourd'hui, il est journaliste à Libération. Il a travaillé à la rubrique des portraits et aujourd'hui au cahier livres. Avant cela, il a été reporter pendant 9 ans. Il a écrit sur des fait divers, des conflits à l'étranger, des problèmes de société.)

Dans un roman d'Agatha Christie, une femme regarde mourir son peintre, qui est aussi son mari, au moment où il la peint. Elle l'a aimé. Il l'a trompée. Peu à peu elle l'empoisonne. Le détective Hercule Poirot est un bon critique d'art. Il conclut l'affaire en notant à quel point ce tableau est remarquable. Le peintre ignore qu'il est en train de mourir, mais il a malgré lui capté quelque chose, la tristesse d'un amour déçu, l'attention de sa meurtrière. Dans le regard du modèle, on voit la mort qu'elle a donnée. C'est cette trace qui a permis au vieux belge de résoudre l'énigme.
Jean Daviot est un homme de 35 ans bien vivant. Ses modèles ne veulent pas le tuer (à ma connaissance). Mais lui aussi, comme Hercule Poirot, cherche des traces dans ceux qu'il peint : non pas des crimes qu'ils ont commis, mais de la présence qui en fait des hommes ; de ce je ne sais quoi qui, au bout du compte, en fera, lui, un peintre. Car si Jean Daviot n'a été tué par aucun modèle, il a été grièvement blessé, comme tant d'autres, par l'histoire de l'art au vingtième siècle. Si les êtres représentés sont forts, s'ils semblent émerger du long sommeil des vieilles fresques en cours de restauration, c'est parce qu'ils constituent la feuille de route d'un artiste ressuscitant à la peinture et par la peinture. Ces tableaux nous indiquent comment un homme réapprend à aimer l'art en disant oui. Les traces qu'il cherche, sourdes, lointaines, presque effacées, ce sont avant tout les siennes.
Jean Daviot n'est ni un anatomiste, ni un psychologue. Les visages, les mains et les corps qu'il peint ne sont pas des sujets sentimentaux. Il serait plutôt archéologue. Lui-même est d'ailleurs difficile à exhumer. D'abord, il semble ouvert. On voit qu'il est physique, qu'il aime la chair et la terre. Il inspire confiance. Puis on constate, avec le temps, que c'est une huître, qu'il ne parle jamais de lui, qu'il déteste manifester une quelconque émotion. On apprend qu'il a vécu ou vit plusieurs vies, artiste, politique, organisateur d'expositions, citadin, notable, lecteur d'Artaud et de Duras. On craint l'imposteur. On se méfie. Dans quelle case le ranger ? Et lui qui ne dit rien. Puis, un jour, son atelier s'ouvre, après des années de noir, d'absence, et après un réflexe d'incrédulité, on devine qu'on avait fait fausse route, et qu'il est sans doute aussi sincère que le peintre mourant, sa meurtrière et le détective réunis.
Jean Daviot installe les mains, les visages, les seins, les parties de corps sur une photocopieuse bricolée, au verre dur, dont l'objectif a été modifié. Il les photocopie. Chacun pose ses mains comme il l'entend. Chacun écrase son visage comme il veut. Pas trop, tout de même : les traits doivent apparaître. Puis, à partir de ces images, de ces empreintes, il travaille à la peinture. Il allonge, il étire, il cherche. Il fait léviter les corps en noir et blanc. Ce n'est pas la foi qui les soulève, mais l'obstination du peintre. Il ajoute parfois une touche de couleur, comme un signe extérieur. Le résultat dégage une émotion particulière : ces visages, ces mains, ces corps semblent émerger d'un nuage. J'ai parlé de ces bouts de fresques que la technique a permis de redécouvrir, sous l'enduit, dans de vieilles églises. J'aurais pu parler d'icônes ou de ces stèles funéraires de couples anonymes qu'on peut voir en Bourgogne, par exemple, au musée de Dijon. Formes simples, stylisées, où passe la vie dans ce qu'elle a de plus net. Os de vie, armature. Jean Daviot nettoie les traces des morts que ses modèles, sans le savoir, sont déjà avant l'heure. Cette heure est sans doute celle d'un jugement (ou d'une élévation), mais précisons, pour éviter cette forme sulpicienne, désormais courante en art et en littérature, de narcissisme imbibé d'eau bénite, que ce jugement n'est pas dernier. Il n'a besoin d'aucun Dieu ni de temps futur : il a lieu ici et maintenant. Il n'exige que des hommes, comme toujours actifs, dans la perte et l'oubli d'eux-mêmes, dans leur comédie. Le peintre est là pour les rappeler à l'ordre vital. Ainsi grave-t-il, selon une expression de Marguerite Duras que Daviot aime répéter, l'ombre intérieure.
L'ombre intérieure ? écoutons le : “ d'après le romain Pline l'Ancien, la fille du potier Butadès de Sicyone a fixé un soir sur le mur de sa chambre, au charbon de bois l'ombre de son amant pour le conserver alors qu'il partait au combat. Cette ombre fixée est liée à la possession de l'autre, à sa présence-absence, à ces phénomènes étranges de remémoration d'instants gravés dans l'ombre intérieure et qu'un détail de la vie exhume dans un sentiment d'un déjà vécu, ces instants engloutis dans la mémoire d'un futur constitutif. Une absence qui constitue la matière de la mémoire est portée vers un regard futur-antérieur ”. Daviot cite encore une phrase de Duras: “Ernesto ne veut pas aller à l'école puisqu'on lui apprend des choses qu'il ne sait pas.” C'est ce qu'on disait : en peignant, Daviot cherche ce qu'il a su. Quelque chose de très primitif, qui n'a rien à voir avec l'école, avec les écoles, les mouvements et néo-mouvements. Quelque chose qui, à travers les corps vivants, souffrants, amènera un fossile, un état permanent, l'éclat de ce “phénomène troublant du déjà su.”
C'est à Digne, dans son pays natal, dans ce cul-de-sac rocailleux et sublime où il ne peut se concentrer sur ses œuvres, qu'on peut comprendre pourquoique Daviot effectue ce type de recherche. à Digne, l'ombre est très recherchée. Jean Daviot y est le fils d'un médecin-notable. Massif, il se montre presque toujours patient, énergique, précis. On constate qu'il regarde, écoute, lie la sauce avec l'entourage, quel qu'il soit. Pas de bruit, ni musique, ni lecture, mais des visages, des histoires, des actes. Décor : des vallées où poussent des plantes préhistoriques semblables à des palmiers nains; des églises pleines de statues provençales en bois polychromé et de tableaux rappelant l'ardeur de linceul des hommes d'ici-haut.
C'est là qu'il faut remonter les affaires de famille et de voisinages, creuser et dénouer. Daviot n'y est pas le mondain presque bavard qu'il peut être lorsque les circonstances l'exigent, et elles finissent toujours par l'exiger, à Paris, au royaume de l'image évidée. Plutôt l'une de ces bêtes provinciales et gorgées d'instinct dont Balzac vantait la capacité à mener leurs affaires jusque dans les moindres détails. Daviot cherche ici des traces de vie, de même qu'à Paris, dans ses tableaux, il les fabrique en prenant des modèles. Car il lui faut des hommes à déchiffrer. Il faut donc aussi du temps, du silence, et même de l'ennui. Que la confiance vienne. Que l'ombre apparaisse. Que les artifices tombent. Non pas les artifices psychologiques, ceux-là on s'en fout, mais les artifices de l'histoire de l'art, appliquée depuis la renaissance à n'utiliser que l'ombre extérieure, puis, au vingtième siècle finissant, à tout perdre.
Cette obsession des traces est sans doute née du pays. Elle ne fut pensée qu'ensuite. Sa maison est dans la montagne, chaude le jour et froide la nuit. Ici, il y a des sangliers à portée de fusil et des lézards à portée de vue. Ces lézards sont des hommes. Ils défilent, avec leurs problèmes d'eau, de route, de voisinage, d'amour, de trahison, nimbés d'un silence sec et nerveux. Ils sont comme la robine, cette pierre noire de la région : friables en surface, durs à l'intérieur. Ils semblent isolés, comme si l'essentiel devait rester caché, sous la pierre, prêt à mordre celui qui met le pied dessus par inattention ou témérité.
Ici, les gens donnent peu, mais exigent beaucoup. Jean le sait et parle peu de lui, juste le nécessaire. Il sait qu'ils sont pris dans quelque chose qui les poussent à peu transiger et à ne rien pardonner. Le prix de l'erreur, ici, a raréfié l'atmosphère. La médiocrité même des conflits, si fréquente, comme à ras de vallée, y a quelque chose d'étouffant, de saturé. Les paroles et les gestes miment l'absence, la méfiance, la sécheresse, comme dans un vieux livre de Giono. Digne exagère un monde où l'être se cache, sauvage, telle une vieille source montagnarde sous un buisson d'épineux. Pour Daviot, il faut beaucoup chercher pour trouver un peu, un filet d'eau, peut-être même pas potable.
Il faut aussi savoir négocier. Le pouvoir est donc un passage imposé sur le chemin qui mène à l'être. Jean Daviot est un artiste qui aime la politique, et qui en fait. Les portraits du dernier Philippe de Champaigne, celui de Port-Royal, le fascinent. Le peintre le plus requis, leplus officiel du temps de Louis XIV, finit chez les jansénistes après avoir épuisé, à sa façon, toutes les expériences du pouvoir. Il n'a certes rien à voir avec les paysans dignois, rien, sauf ceci : il recherche cette présence cachée, austère, accablante, qui n'est rien d'autre que soi-même livré à ses limites, passions, dans un contexte hostile. Ce contexte peut être divin, géographique, humain : de toute façon, il est. Daviot a travaillé chez Maeght. Il connaît la politique, ses bavardages, le monde utile mais vain des intermédiaires. Il envisage le pouvoir comme un moyen, une sorte d'exercice indispensable pour mettre en perspective, et sous tension, toute recherche artistique. Il peint donc des amis, des relations, des riches qui veulent se faire tirer le portrait, dans la plus pure tradition bourgeoise. Dans une exposition, comble de duperie, leurs noms sont cités. Pour un artiste, depuis la Renaissance, le portrait reste le lieu privilégié de l'exercice du pouvoir. Malgré l'abstrait, le conceptuel, et tout le siècle, il tient la corde dans l'imaginaire, et la photo n'a fait qu'aggraver le phénomène en le rendant accessible à tous. Fabriquer le portrait est un marchandage, une guerre, un amour parfois, de toute façon un jeu de dupes dont l'issue réserve quelques surprises au détriment des joueurs. C'est l'histoire d'Agatha Christie. Donc, les modèles de Daviot, dont je suis, satisfont leur vanité, mais lui, je l'ai dit, cherche autre chose. Il ne fait pas de portrait. Il ne masturbe pas le sujet. Regardez-les attentivement : au fond, tous se ressemblent. Comme les pierres. Comme les mains. Ils sont des moyens. Daviot utilise leur vanité, la nôtre, la mienne, pour que tous se croient représentés, alors qu'ils ne font qu'aider le peintre à réapprendre ce vieux geste du dessin dans la grotte, de la brosse sur le mur, ce geste entre tous le plus vrai. Les modèles sont en fait déjà morts, enterrés, et comme laïquement ressuscités, sous une forme qui ne les concerne plus, puisqu'elle les concerne tous à travers celui qui les décrasse.
Le pouvoir apporte à Daviot le courant, la mise sous tension. Daviot méprise la vision de l'artiste romantique. Il dit : “Le pouvoir est vain, précaire, mais pour en parler, il faut l'avoir eu. Il m'intéresse, parce qu'il est détenu par ceux qui, tout d'abord, arrivent à créer une confiance. Les prêtres, les artistes, les politiques.” Il a des rêves en rupture avec l'image binaire de l'artiste officiel ou maudit. J'imagine qu'ils sont plutôt du côté de Jan Van Eyck, peintre du Duc de Bourgogne Philippe Le Bon. Il avait inspiré à ce prince une telle confiance que celui-ci l'envoya négocier, au Portugal, son mariage avec l'infante Isabelle. On peut aussi voir, au Louvre, le portrait par Van Eyck de Nicolas Rolin, chancelier du duc, face à la vierge. On comprendra qu'il fut un temps où “les prêtres, les artistes, les politiques” faisaient bon ménage en se menant la vie très dure. Certes, l'artiste est l'un des rares qui dit non au pouvoir ; mais pour dire non, il faut avoir un interlocuteur. “L'art, dit Daviot, c'est la libération du pouvoir. à Venise, les artistes ont les mêmes tombeaux que les doges : au Frari le pouvoir temporel et le pouvoir symbolique se putréfient sous le même toit. L'artiste est un politique qui dit/gère la cité du désir. Il défend son fantasme dans sa vision du monde qu'il crée dans le passage à l'acte.”
Dans l'atelier parisien de Daviot, on trouve sur les tables encombrées des cartes postales reproduisant les portraits qu'il aime. Les cartes postales sont une belle invention : elles finiront peut-être par tuer les musées. On voit ici Jean Le Bon par un anonyme, Elizabeth d'Autriche par François Clouet, et quelques reproductions de Champaigne. Portrait de la sœur Angélique Arnault, étonnant corps du “Christ mort couché sur son linceul”, et cet homme du Louvre dont la main droite, au poignet cerclé de dentelle, sort du cadre et du noir de l'habit telle une orchidée fleurissant la nuit. à Digne, rappelle Daviot, “il y a eu beaucoup d'évêques jansénistes”. Le curé de son village, dur aux possédants, aux hommes en général, ne vient jamais aux apéritifs, ce rite pourtant sacré. “Ici, dit-il, il y a pas mal de mystiques. Ils vivent avec le silence”.
Le paysage dignois explique cette recherche janséniste. C'est l'un des plus beaux qui soient, mais ce n'est pas un paysage de plein air. “Fort peu de plaines, beaucoup de montagnes, presque pas de routes” écrivait Hugo dans les Misérables. Sans accès, donc. Daviot est semblable à ce paysage, barré à toutes pénétrations intimes, à toute sensiblerie. Dans sa maison, située sur une ligne de crête, on pense parfois à une phrase de cet Artaud qu'il aime : “Simplement me poser sur une vérité claire, c'est-à-dire qui reste sur un seul tranchant.” Enfant d'une géographie qui coupe et se referme sur l'homme en le livrant à lui-même, à sa solitude, nue. Ici on n'a certainement pas attendu l'histoire du siècle pour savoir, comme Daviot le répète, que “l'homme est capable de tout”. Pas échappatoire, ni arrangement. Simplement des pierres, des a-pics, un ciel bleu coupant, des gens en proie à l'étouffement d'un monde à l'air jamais assez pur ni assez violent pour chasser l'ennui et distribuer l'énergie. L'ennui tourne en rond, comme les discussions, comme le soleil, comme les milliers de fossiles roulés dans ces gorges désertes où les parois vous étranglent, où le torrent s'enfle brutalement sous l'effet d'un orage et, parfois, vous noie. Et de cet ennui aiguisé, poli, secoué, naissent peu à peu des formes.
Jean Daviot n'est pas un humaniste. Son constat est classique : “le mépris vaut l'amour”, etc. Très jeune, deux photos l'ont marqué. “D'abord celle Hiroshima, pour moi la fin des Temps Modernes. L'ombre d'un type et cette échelle posée contre un mur. Cette ombre a été gravée, avec l'échelle, sur le mur, par l'incandescence de la bombe. Le type, carbonisé. La seconde photo, ce sont les bulldozers qui, à Auschwitz, poussent les corps des Juifs dans les fosses. Mon travail est lié à ces horreurs absolues”. Très tôt, il a travaillé avec le carbone, “rien d'autre que de la cendre, presque un crématorium”. Et des corps par-dessus, des visages, à qui il faut redonner la présence que la vie, le siècle, s'acharne à leur ôter.
à 15-16 ans, Jean Daviot prend des cours de gravure à l'école des beaux-Arts. Devant un professeur médusé, il passe des vêtements encrés dans la machine à graver. Pour Noël, il commande à ses parents des histoires de l'Art. Son père est un “extra-terrestre qui lit en toutes circonstances, à Digne, sur Mars ou sur la lune, très influencé par Céline et Balzac.” Le dimanche, il amène son cadet chez un ami chirurgien, peintre à ses heures, et qui dans sa jeunesse a connu Eisenstein. Le cinéma entre dans la danse, ou plutôt, dans l'image fixe. Il va la perturber.
Jean Daviot va vivre, pendant dix ans, le parcours modèle du petit soldat de l'ère post-Duchamp, photographique et cinématographique, sur l'air bien connu du : “la peinture ou comment en finir avec ce qui est déjà fini”. Il faut exister, donc agir. En 81, il peint sur des pellicules de film, puis, en 82, à la villa Arçon à Nice, où il est élève, fait un petit éclat pendantD les cours de modèle vivant : il pose l'un d'eux sur la photocopieuse qui flashe en continu, puis, potache contre la gouache, distribue les photocopies aux spectateurs. “Le modèle, qui n'avait pas été prévenu, s'est plaint.” Ce qui l'intéresse, c'est évidemment, après tant d'autres, “la remise en question de l'image fixe, à partir du moment où on avait l'image mobile”. Fernand Léger a tout dit là-dessus dans les années vingt et trente. Mais l'histoire de l'art est faite d'oublis, de répétitions. On redécouvre de que d'autres ont déjà vu et compris. Sur de très grands supports de 4 ou 5 mètres, il colle des films de 35mm récupérés aux studios Eclair, sur lesquels il peint à grands jets, “très physiquement”. Une caméra filme le film pendant que le jeune homme peint. Ensuite, le film est projeté, suivi des bandes de pellicules peintes, collées les unes derrière les autres. La bande-son est la bande optique : chaque coup de peinture est un bruit, comme un coup de fusil. Daviot bousille ainsi des appareils de projection et obtient son petit succès dans des festivals de films expérimentaux. “Aujourd'hui, s'amuse-t-il, ces pellicules sont devenues des sculptures. Le liant que j'utilisais a fondu, agglomérant la pellicule. C'est inutilisable.”
Ensuite, il fait un film en rayant la pellicule vierge avec un bout de verre, ce qui donne “comme une longue cicatrice”. Le film est projeté dans une salle emplie de fumigènes, où l'incise devient un rayon lumineux coupant la salle en deux. Les spectateurs sont donc, en quelque sorte, dans l'écran. Les leçons de Marcel Duchamp peuvent être infiniment déclinées, c'est aussi le charme du joueur d'échecs. C'est fatigant. On ne verra plus ces films de Daviot : des gestes, typiques de la chute des années 70, autrement dit du discours en gestes qui n'existent que pour mémoire. Faits pour être ni répétés, ni pétrifiés, ni financés par le ministère de la Culture.
Daviot en fait d'autres du même style jusqu'en 1984, jusqu'à s'exténuer dans la grimace conceptuelle, le mime de la geste Duchampienne. Il n'est pas le seul. Combien d'enfants de l'histoire de l'art tournent en rond dans un grand NON sans trouver l'idée, la force, la sincérité pour en sortir ? Dire OUI, c'est plus dur. Et il y a cette photo qui a bien tué, contrairement à ce que pense un Lévi-Strauss, l'idée picturale de copie, de ressemblance. “Je suis convaincu que toute l'histoire du siècle ne se comprend qu'à travers la photo, dit Daviot après tant d'autres. Le peintre Gérôme, quand il a appris la découverte de Niepce, a dit : “Messieurs, la peinture est morte”. C'était un pompier, et d'autres l'ont suivi.” Petite lueur : “... Mais Cézanne, lui, a pris ses pinceaux.”
Daviot n'a pas encore pris les siens au milieu des années 80. Terminons le passage obligé par un rapide inventaire. “Ce qui m'intéressait, c'était de créer une image mobile. Fallait que ça bouge ! Seule l'histoire de l'Art me passionnait. Il fallait être à l'avant-garde et défricher, quelque soit le terrain.” En 1983, il écrit pendant un mois Ulysse de Joyce sur une pellicule de 35 mm, au feutre, puis projette le résultat en cinémascope. Dans un autre film, Hirmance, l'acteur principal tient la caméra et revient sur les lieux d'un amour aux îles de Lérins. Hirmance est le nom de cet amour: on dirait du Céline revisité par Duras. 26 minutes projetées au festival de Digne, endroit d'avant-garde cinématographique au début des années quatre-vingt. Duras en est la papesse. “Le film et son commentaire étaient très influencés par elle. La lumière revenue, elle ne bougeait pas et m'a dit sérieusement : “Qui vous a lu le manuscrit de La maladie de la mort en me fixant avec ce côté flippant qu'elle avait”. Il y aura aussi “1/60ème de seconde de la vie d'une femme, où il prend en photo son amie et filme pendant 15 minutes la photo. Enfin, Silencieuse luminescence, projeté en 1984, est, dit-il, un hommage à Malévitch, l'artiste de “l'icône absolue» : “Il n'y avait plus de pellicule. Je faisais l'obscurité totale pendant cinq minutes, puis je lâchais l'écran blanc. Ensuite, je fermais la cabine de projection à clé, pour éviter qu'on y entre, et l'écran restait comme ça, vide, jusqu'au départ du dernier spectateur. A Bordeaux, quelqu'un est resté de façon à ce que ce soit le plus long film de l'histoire du cinéma -et le moins cher.” Ce n'était rien, et ce fut le dernier film de Jean Daviot.
Il allait pourtant au cinéma. Il voyait en boucle le Mépris, l'âge de la terre de Glober Rocha, les œuvres de Robert Bresson et de cet Orson Welles dont la suractivité le fascine : “Il y a chez Welles une volonté obsessionnelle de l'action, et une profonde analyse de la vacuité du pouvoir.” Aujourd'hui, le cinéma est à 99 % un produit manufacturé qui n'a tenu presque aucune de ses promesses artistiques. Daviot n'y va guère et la plupart du temps, il quitte la salle dans les premières minutes; “ou alors je dors. Mais c'est difficile : plus les films sont mauvais, plus ils sont bruyants.”
La période dada-pelliculaire est achevée. Fin du régime maigre, de la salade conceptuelle. Daviot vient d'un pays où le corps prédomine. Il entre dans l'orbite de personnages calcinés, quasi-christiques, qui s'engagent à corps perdu dans l'expérience artistique : ceux du mouvement de l'art corporel. On lui a présenté Michel Journiac et quelques autres, aujourd'hui morts, en partance pour l'œuvre totale inscrite dans la chair même. Le christ de Champaigne n'est pas loin. “Journiac enseignait les Arts Plastiques à la Sorbonne, mais il était rejeté, on le prenait pour un fou. Sa vie a été un problème permanent. Son attitude était très proche de celle des grands mystiques. Pas de différence entre la production, l'objet, la vie et soi-même.”
En 1984, Daviot participe à une performance de Journiac en Avignon, “le vivant et l'artificiel”. “Je présentais dans un ancien couvent une série de photocopies de mains d'hommes et de femmes entrelacées, sur 25 mètres. Devant moi, Journiac se brûlait avec un triangle incandescent, se marquait, comme au triangle rose des homosexuels. C'était l'action. Il prenait en compte la souffrance dans l'œuvre : il la vivait.” Journiac effectua une autre performance fameuse, “la messe pour un corps”, qui le fit traiter de “cannibale” par la presse populaire. “C'était une sorte de rituel presque catholique, se souvient Daviot, où il donnait en communion du boudin fait avec son sang. La messe a été filmée avec une mauvaise caméra vidéo. C'était ça, le problème : il n'y avait pas de trace. Journiac se foutait de la matérialité.” Daviot est marqué par la sincérité totale de Journiac, et par cette idée: pas d'art sans corps.
Pourquoi le corps ? Pour un garçon de 25-30 ans, la fascination pour l'objet, l'usine, la ville, le mouvement, n'est plus de saison : ce n'est plus nouveau. Il est né dans la consommation, l'agitation, la reproduction, le visuel. La remise en cause de l'art et sa petite mort par le discours ?Ca aussi, c'est du vieux. Le nouveau, dans ce monde moderne déjà ancien, assez vieux con déjà pour donner des leçons de modernité, c'est la perte absolue de toute trace, de toute ombre intérieure. Un monde de paumés ayant jeté l'ombre pour une proie toujours en fuite. Le travail de Daviot, et de quelques autres, n'a rien à voir avec Dieu ni le pathos psychologisant venu d'Amérique, c'est même le contraire ; un simple acte de présence, des traces à repérer, à étudier, à dévoiler avec précision, science. Mission impossible, dans un monde qui ressemble au feuilleton homonyme, où la cassette ne cesse de s'autodétruire dans les trente secondes qui suivent son déroulement. Recommencer par le plus simple. Pour Daviot, la présence est avant tout dans les pierres, dans les corps.
Il fait alors la rencontre qui va le ramener vers la peinture. A cette époque, il collabore un temps à la revue l'Art Vivant, publiée par Maeght. Un jour, il interviewe André Leroi-Gourhan au Collège de France. Il découvre un vieil homme petit, charmant, assez délaissé, un homme qui a du temps. Il le voit saisir, avec émotion, son gros livre sur l'art pariétal, disparaître physiquement  sous ce génial pavé. Il retourne l'écouter. Il lui montre des œuvres de Basquiat : “Ca l'a bousculé. Il y voyait le primitif, la genèse, comme forces de civilisation. Le minimalisme en vogue, au contraire, c'était la forme académique, figée par excellence.” Leroi-Gourhan lui parle bien sûr de Lascaux, “où la forme s'est figée dans un académisme”, puis des mains négatives de Gargas, ces pochoirs préhistoriques dont la vision sentimentale faisait des mains mutilées, et qui, en fait, étaient des signes, probablement liés à la chasse. Jean Daviot a travaillé un an plus tôt à partir du langage des sourds-muets. “Les sourds-muets, c'était mon problème, mon impossibilité à faire quoique ce soit à cette époque.” Il observe alors avec lucidité son impuissance et comment il l'a mise en actes : comme un berger dignois peut observer des cadavres de mouton déchiquetés en montagnes par l'orage, morceau après morceau. Où chercher ? Où s'installer ? Il rencontre Claude Lévi-Strauss, pour une autre revue, Noise. Jean a toujours aimé les revues, les groupes, les cénacles générationnels : lieux de pouvoir, de séduction, où chacun se la joue. Lieux d'expérience, donc. Le grand structuraliste le déçoit. Il parle de métier, de savoir-faire perdu, de modestie devant le monde (mais qu'est-ce que le monde ?) Il vit, en somme, au temps des primitifs flamands : “J'ai vu l'abîme entre lui et l'art contemporain, dit Daviot, et qu'il n'avait aucun désir de comprendre.”
Pendant cinq ans, Daviot cesse toute activité artistique, mais non de promouvoir des peintres. Il le revendique comme faisant partie de son travail. “J'étais dans l'impossibilité de passer à l'acte, de représenter ;, mais ça faisait partie du boulot. Duchamp a touché à tout, détruit tout ce qu'il a touché, et puis pendant 20 ans il a joué aux échecs, et c'est encore une œuvre d'art. Avec Duchamp, ils ont fini par le comprendre, assez tard. L'institution aime les bons petits artistes qui enfilent des perles, toujours les mêmes, sans discontinuer.”
L'art le reprend littéralement par la main en 1992. Enfant, on l'amenait parfois chez une bonne sœur guérisseuse. Elle lui faisait des impositions pour lui communiquer son fluide. Pas de magie ni de sorcellerie, mais une manière de capter l'énergie égarée, perdue, pour la remettre en mouvement. Jean est aussi passionné de radiesthésie, d'hypnose. C'est donc par des mains, les siennes, qu'il commence à travailler sur toile. La photocopieuse utilise la cendre, marque l'ombre (le contraire de la photo, insiste-t-il), reproduit. Il partira de là : de ses complexes, en somme, de ses hantises. Le cadre sera le tableau. Attitude de modestie : “J'avais essayé d'en sortir, de ce périmètre en deux dimensions. Résultat : cinq ans d'arrêt. Alors, après tout, pourquoi pas ?”
Des chaînes de mains s'enroulent d'abord parmi les pierres, peut-être celles des vallées bas-alpines, comme de vieilles empreintes, comme cette trace d'un homme ayant glissé sur de la boue, voilà 20 000 ans, et que lui avait montré Leroi-Gourhan. “Les chaînes, prévient-il, c'est presque toujours de l'humanisme jovial. Mais là, c'étaient mes mains.” Regardez-les : on croit sentir le souffle de l'air qu'elle déplace. Elles viennent pourtant de loin. Immobiles, elles bougent. Elles signalent, réapprennent à vivre : le peintre s'apprivoise, cherche à se connaître. Il apprend ce qu'il savait déjà, comme l'Ernesto de Duras.
Un an plus tard, des tâches de couleurs apparaissent épisodiquement, comme des phares dans cette oublieuse mémoire des gestes et des corps. Une main tient le pinceau. Le tout est entouré de jaune. Le peintre était parti du gris, du blanc. Peu à peu, par la loi des contrastes, c'est toujours à ce réveil qu'on assiste, lent, gracieux. Une petite aurore.
Des mains, Daviot passe logiquement aux visages, aux seins, aux corps. Il se recolonise. Loin de toute anatomie : encore une fois, il ne s'agit pas de décrire, mais de retrouver. Quoi ? L'éternité intérieure. Fixée le temps d'un geste, d'un regard, d'un moment de confiance, puis recréée. L'homme est mort, vivent ses traces. Le peintre les cherche, les trouver, puis les inscrit. Plus tard, bien plus tard, le détective conclura l'enquête. Trinité moderne d'un artiste : d'abord tué, à travers l'histoire de l'art, par ses modèles ; puis ressuscité, par l'inscription des traces qu'il exhume, enfin, devenu détective dans un monde meurtrier